SHUSAKU 1829-1862

Shusaku est un des principaux personnages de cette histoire. Voici une brève histoire de sa vie.

Shusaku est né(1) le 5 mai 1829 dans le village de Tonoura situé sur une petite île de la Mer Intérieure proche du port d'Onomichi, préfecture d'Hiroshima. C'était le deuxième de trois enfants. Son père, Wazo Kuwahara, était un commerçant aisé.
On dit que sa mère jouait au Go pendant sa grossesse ce qui expliquerait les dons exceptionnels de son fils, dons découverts très précocement. Plusieurs anecdotes à ce sujet ont été rapportées. Par exemple qu'il suffisait de lui donner des pierres de Go pour qu'il ne pleure pas. Une autre fois, puni et mis au cabinet noir, on le retrouve très calme jouant avec des pierres et un goban qui étaient rangés là. Toujours est-il qu'il est avéré qu'à quatre ou cinq ans le jeune Shusaku savait jouer au Go.

Il fut repéré très tôt comme joueur de Go exceptionnel; on peut même dater précisément sa première et décisive rencontre avec le monde du Go. Le 29 septembre 1834, son père l'emmène avec lui à Onomichi où il a à faire. Pendant une visite chez un marchand, le jeune garçon disparaît et son père le retrouve contemplant deux joueurs de Go en pleine action. Impossible de décoller Shusaku de la partie. Son père décide de le laisser là, d'achever sa tournée, et de revenir le chercher plus tard. Un des joueurs de Go, impressionné par l'attention que Shusaku porte au jeu, lui propose de jouer à neuf pierres. Ils jouent plusieurs parties et l'adulte a le très net sentiment que son jeune adversaire progresse sensiblement d'une partie à l'autre; il encourage vivement le père a développer le talent de son fils lorsqu'il vient le reprendre.
A chacune de ses visites à Onomichi, le père de Shusaku l'emmène avec lui pour le faire jouer. A l'automne 1835, lors de sa troisième visite, il joue à égalité avec son adversaire qui lui donnait neuf pierres un an avant.
Le daimyo local, joueur de Go passionné, entend parler de lui et le fait venir dans son palais pour jouer. Pendant la partie, Shusaku, qui n'a que six ans, galope dans les couloirs entre deux coups tellement son adversaire est lent. Désespoir des courtisans choqués mais indulgence du daimyo qui décide de lui faire donner une solide éducation par le plus fort joueur de la province, Hoshin (qui recevra son diplôme de 3èm dan en 1849). Un an après, Shusaku avait rattrapé son maître.

Remontons un peu le temps et examinons l'histoire du Go à cette époque, c'est presque aussi compliqué que le jeu lui même mais indispensable pour comprendre la place de Shusaku dans le Go.

Il faut savoir que le Meijin est le joueur le plus fort de son temps, le seul 9 dan, il gagne ce titre en jouant contre les autres candidats. Seul le Meijin peut obtenir le poste de Godokoro, le Maître de Go shogunal, c'est une fonction à vie; le Godokoro délivre les diplômes de Go. Il est courant qu'il n'y ait aucun pas de Godokoro pendant d'assez longues périodes.

A la fin du XVIIIèm, sous l'influence du 9èm Honinbo et très ambitieux Satsugen, le clan des Honinbo est redevenu le plus fort après une période noire, bien que les Senchi, qui s'appellent de génération en génération Yasui Senchi, leur donnent une bonne réplique. C'est ainsi que l'on va assister à la rivalité entre le 10è Honinbo Retsugen (1750-1808) d'une part et le 7èm Yasui Senchi Sankaku (1775-1832) puis entre le 11èm Honinbo Genjo ( 1775-1832) et le 8èm Yasui Senchi Chitoku (1776-1838) d'autre part.
Si Kitani aimait beaucoup les parties inspirées de Yasui Senchi Senkaku, c'est probablement au Honinbo Genjo et à la clairvoyance de Yasui Senchi Chitoku que l'on doit le décollage théorique du go au début du XIXèm. Genjo et Chitoku sont également connus pour leur grande noblesse d'âme, tous deux 8 dan, l'un et l'autre étaient éligibles pour le poste unique de Meijin ou 9 dan. N'arrivant pas à se départager après 77 parties, par respect mutuel ils refusèrent le titre. Dans la mythologie du go, Genjo et Chitoku sont surnommés, avec le Honimbo Shuwa et Inoue Genan Inseki, les quatre sages.
Moins sage et moins scrupuleux fut le Honinbo Jowa, l'héritier de Genjo. Jowa, dont la force de combat sur le goban n'avait d'égale que son habilité diplomatique dans les couloirs du palais, parvint à se faire nommer Meijin en 1831 sans même rencontrer ses rivaux d'alors, le vieux Yasui Senchi Chitoku, le chef des Hayashi Genbi et surtout Inoue Genan Inseki. C'est probablement en voulant venger l'affront fait à Inoue Genan Inseki que son successeur désigné joua, à 26 ans, une partie dramatique du 19 au 27 Juillet 1833 : se voyant perdu, le jeune Inoue Intetsu s'affaissa en avant, crachant le sang ... Il devait décéder quelques jours plus tard.
En 1837 pourtant, les rivaux du 12è Honinbo purent déjouer les manœuvres de Jowa qui abandonna coup sur coup son titre de Meijin et celui de Honimbo passant le relais au modeste (il était "seulement" 7 dan) Josaku.
Jowa déchu, Chitoku mort en 1838, Inoue Genan Inseki avait alors toutes les chances de devenir Meijin. Malheureusement pour lui, le clan des Honimbo abat sa dernière carte et demande au Shogun que Genan rencontre le successeur désigné de Josaku, le redoutable Shuwa, qui a 20 ans à l'époque. Par trois fois les deux joueurs se rencontrèrent, et trois fois, Genan, avec Blanc, perd sous le regard moqueur de Jowa qui déclare : "Genan aurait pu être Meijin dommage qu'il soit né au mauvais moment".
Dommage en effet, car Inoue Genan Inseki (1798-1859) est un personnage bien sympathique. D'origine samouraï, expert en politique, laid mais plein de charme, Genan à le goût des patronymes (il change cinq fois de nom) et des voyages ; c'est ainsi que brisant l'interdit gouvernemental il tente d'aller en Chine où il voulait fonder une école (le go était alors décadent en Chine). Sa tentative échoua à cause d'une tempête et Genan dût se contenter de rester le faire-valoir de Shuwa dont le règne commence.
Genan écarté, Shuwa (1820-1873), qui n'héritera du titre de Honinbo qu'en 1847 à la mort de Josaku, rencontre et bat régulièrement, grâce à sa supériorité dans le fuseki, les quatre meilleurs joueurs de l'époque Temps (1830-1844): Ito Showa, Ota Yuzo, Yasui Senchi et Sakaguchi Sentoku.
C'est Yasui Senchi (1810-1858), 9èm du nom et successeur de Chitoku, qui donnera le plus de fil à retordre à Shuwa. Il aurait pu être plus fort s'il n'avait eu un penchant assez prononcé pour l'alcool, les femmes et la chanson. Ce type de libertin facilement ivre même la veille des grands matches se rencontre assez fréquemment dans l'histoire du Go. Ce besoin de défoulement et ce goût du plaisir s'expliquent après tout aisément quand on connaît le caractère à la fois exigeant et délectable d'une partie de Go sérieuse.
Ito Showa (1801-1878) fut à la fois "l'homme d'affaires" et l'adversaire de Shuwa. Mais ce fut aussi l'un des piliers de la famille Honinbo : élève pauvre de Genjo, 11èm Honinbo, il est nommé 6 dan par Jowa, 12è Honinbo, 7 dan par Josaku, 13èm Honinbo, et devient 8 dan sur ses vieux jours après avoir découvert l'héritier désigné de Shuwa : Shusaku.
Ota Yuzo (1807-1856), lui, est un élève de la famille Yasui. S'il n'a guère posé de difficultés à Shuwa, il donnera beaucoup plus de fil à retordre à Shusaku en 1853, les deux joueurs s'affrontent en un match de trente parties qu'Ota Yuzo perd honorablement. Bien de sa personne, il faisait figure de play-boy, et c'est parce qu'il ne voulait pas se laisser couper les cheveux, comme le voulait la coutume, qu'il ne joua jamais les fameuses parties de palais devant le Shogun.
L'époque est véritablement foisonnante de joueurs brillants, car déjà surgit Shusaku (1829-1862). C'est à l'âge de huit ans que ce dernier est repéré par Ito Showa ; à neuf ans il vient à Edo pour devenir l'élève du 12è Honinbo Jowa et à onze ans il est déjà 1 dan professionnel. ( L'un des plus remarquables prodiges de l'histoire du go est sûrement Ogawa Doteki, élève du 4èm Honinbo et Meijin Dosaku. Doteki est 6 dan à treize ans et devient le successeur désigné de Dosaku à quinze ans. Il meurt malheureusement à 21 ans).
1848 est une année forte pour Shusaku : il devient 6 dan, l'héritier désigné de Shuwa qui l'adopte, l'époux de la fille de Jowa, et il joue sa première partie de palais devant le Shogun. Il jouera au total 19 de ces parties, les gagnant toutes, fait unique et prestigieux. Shusaku jouera également 27 parties contre son jeune maître Shuwa (ils ont neuf ans de différence) et il les gagnera presque toutes ; il faut toutefois noter que, par respect pour Shuwa, Shusaku jouait toujours avec Noir, ce qui constituait un gros avantage puisqu'il n'y avait alors pas de komi.
Modèle de dévotion, mari agréable, Shusaku avait un faible très prononcé pour le quartier des geisha. On raconte qu'il fut surpris un petit matin, au sortir d'une de ses nuits blanches, par Shuwa :
- Où étais-tu ? demanda ce dernier. - Oh ! j'ai joué toute la nuit au go. - Avec qui ? - Avec Ota Yuzo. - Montre-moi la partie.
Shusaku montre la partie et Shuwa s'étonne :
- C'est curieux, je ne reconnais pas le style de Yuzo !
Shusaku avoue enfin qu'il n'a pas joué mais qu'il a passé du bon temps avec quelques geisha ; il ajoute qu'il n'est pas fait pour devenir un champion et qu'il veut renoncer au Go. Shuwa est d'abord effondré, puis se reprend :
- Après tout, tu as raison d'en profiter ... mais la prochaine fois fais-moi signe, je viendrai ... et peut-être Ito Showa aussi.
Shusaku aurait eu tort de se priver ; il devait mourir à 33 ans, victime du choléra. Ce n'est qu'à titre posthume qu'il eut l'honneur d'être Honinbo.

A la mort de Shusaku, il y avait 440 pros dont 293 1er dan, le diplôme de 1er dan pouvant être purement honorifique. Par ailleurs, Shusaku a joué contre 46 adversaires différents. Ces chiffres nous donnent une idée du nombre de professionnels de haut niveau à cette époque, très peu. 

1) On lui donne le prénom de Toijiro. A cette époque les joueurs de Go changent de nom assez facilement. 

Sources : Histoire du Go et l'ouvrage cité ci-dessous Invincible

Les parties de Shusaku sont toujours d'actualité et toujours étudiées, vous pouvez en charger ici (inscription préalable et gratuite obligatoire) ou encore ici
On trouve en anglais un ouvrage, Invincible, the games of Shusaku, qui rassemble de nombreuses parties du maître.


Le palmarès de Shusaku

On connaît 388 parties du Maître dont deux rengo(1) et 38 parties inachevées(2).
Shusaku est tout particulièrement réputé pour ses parties avec les noir.


420 pages, deuxième édition 1996
disponible ici, 29.50 €

Gagnées       
Perdues        
Incomplètes   
228 
109 
11 
65.50%
31.30%
3.20%

(1) variante du jeu, on joue par équipe, deux, trois ou plus pour chaque couleur qui joue chacune leur tour
(2) jusqu'avant la deuxième guerre mondiale, une partie de Go pouvait s'étaler sur plusieurs mois, plusieurs années, sans limite de temps de jeu ... un des partenaires pouvait disparaître entre deux rencontres. Lire "le Maître ou le tournoi de Go" de Yasunari Kawabata. (voir aussi ici)
Les tournois majeurs d'aujourd'hui sont "limités" à neuf heures par joueur sur deux jours. Ce temps écoulé, les joueurs disposent encore de 90 secondes pour chaque coup joué (byo-yomi).