Présentation du jeu de Go


D´où vient le jeu de Go ? Comment l´interpréter ? Lim Yoo Jong (mais oui, Eugène), maître de Go, ne donne pas une réponse. Mais plusieurs.

Curieusement, les Occidentaux ont mis longtemps à découvrir le Go, le jeu le plus fascinant, le plus complexe, le plus esthétique, le plus classique du monde. C´est un art ou une philosophie plutôt qu´un jeu, au niveau du rapport global de la pensée et de la façon de vivre asiatiques. Sans doute est-il né en Chine, il y a 5 000 ou 6 000 ans, à l´époque où l´ancienne civilisation chinoise commençait à s´épanouir le long du Fleuve Jaune. Selon les uns, il aurait été une sorte d´abaque primitif ; selon d´autres, il était l´instrument du yikking, ancienne philosophie chinoise des mutations du monde. Mais il est très difficile de préciser la relation concrète entre Go et yikking. 

Compte tenu du fait que les anciens Chinois jouaient au Go sur un rocher taillé, avec des poids de bois, et que la règle du Go est primitive – à proprement parler, le Go n´a pas de règle artificielle : le sens commun universel est sa règle – il est possible que le prototype du Go ait été conçu par la tentative artistique et velléitaire de paysans primitifs de gratter la harpe ou de dessiner des tableaux primitifs. Le Go aurait alors été comme une peinture gribouillée ou comme une langue préhistorique baragouinée. Au fur et à mesure qu´il sortait de son berceau ténébreux et que sa technique se développait, on a dû trouver sa profondeur et sa subtilité hermétique.

De nombreux tableaux asiatiques montrent une scène sur la montagne où le Go se joue dans le silence, en dehors de ce monde, entre deux sages qui, semblent-il, appartiennent à l´école taoïste. “Au début, il n´y a rien. Et ensuite, des choses (des pions) apparaissent ...” A un mot près, c´est une belle phrase de Chang-jou. D´ailleurs, ce ne serait pas le fait du hasard que le nom de la première œuvre classique chinoise sur le Go, Xian Xian Chi Jing (Traité de la profondeur et de la subtilité hermétiques du Go) coïncide avec la dernière phrase du premier chapitre du Daodejing (Traité de la vertu) de Laotseu : “Xian de Xian est la porte de toutes les merveilles”

Le Go, dans la littérature classique, a déjà fait couler un océan d´encre, et on a eu les oreilles rebattues par ses traditions orales et fabuleuses : un héros historique se fait opérer calmement par un médecin, un bras blessé par une flèche empoisonnée au cours d´un combat, en jouant une partie de Go ; les sept sages à la forêt de bambou (à l´époque où le bouddhisme a été introduit en Chine) font un tournoi de Go, en échangeant des bols de vins, ce qui remplace l´un de leurs nombreux banquets sous la lune avec des poèmes improvisés. Pour eux, le vin, le Go et la littérature étaient un exutoire du cafard en même temps que témoignage de l´amitié. 

Le Go s´interprète de différentes façons : d´un certain point de vue, il est art militaire ; d´un autre, il est plutôt mathématiques ou informatique, ce qui représente aujourd´hui la tendance générale dans le milieu des joueurs de Go en Europe ; certaines personnes comparent le Go à la langue ou la littérature au sens global, dans la mesure où il exige imagination et intuition plutôt que raisonnement
 ; d´autres disent qu´il est architecture parce que l´objectif du Go est de construire des territoires ; beaucoup de joueurs disent que le damier du Go est le miroir où la psychologie vivante reflète des caractères et des personnalités parce que le Go accepte avec souplesse n´importe quelle façon de jouer, soit calme, soit violente, il ne s´agit pas toujours de tuer les pions ; d´autres prétendent que le Go est peinture, qu´il est visuel et souvent pittoresque ; d´autres encore, qu´il est la musique au sens du “jeu d´harmonie”. Tout cela est possible à imaginer. Mais finalement, il n´y a rien de sérieux : le Go reste fidèle à lui-même.


Article paru le 8 juin 1996
dans Le Monde Dimanche