GO & SCIENCES
HUMAINES
François PETITJEAN, Revue
Française de Go, no.11, 1981
Il existe des analogies entre le Go et
certaines situations sociales. On le sait depuis longtemps. Les écrits
militaires de Sun Tzu s'appliquent pour une bonne part au Go et le Go a
aidé Mao à décrire certaines situations militaires ... Par
ailleurs, en 1981 et en Occident, des organismes de Conseil (1)
proposent aux chefs d'entreprise des séminaires d'étude de stratégie
commerciale ou sociale où le Go est utilisé comme matériel
pédagogique.
Go et action militaire, Go et marketing, Go et logique, Go et société,
les règles de fonctionnement du Go ne peuvent-elles pas aider à la
compréhension de certaines situations sociales ?
Quelques idées sur le sujet ont été jetées sur le papier Elles sont
livrées à votre critique et à votre imagination.
Il semble que, dans le cadre d'une recherche sur le thème "Go
& Sciences humaines" une première étape doit être l'analyse,
c'est-à-dire l'explication a posteriori de la situation en termes de
Go, mais la seconde devra être de synthèse, c'est-à-dire de
compréhension a priori. Le Go deviendra alors un outil de prise de
décision. En effet, s'il est facile d'imaginer comment s'est passé un
phénomène une fois qu'il a eu lieu, il est beaucoup plus difficile de
le prévoir. La vraie question, c'est d'être capable de faire une
prévision, seule preuve de la pertinence du système d'analyse.
LA SPECIFICITE DU G0 COMME OUTIL D'ANALYSE
Bien qu'appartenant à la famille des
Jeux de Tablier, le Go se distingue largement des jeux de la branche des
échecs. Le matériel utilisé et les qualités intrinsèques (règles)
du Go permettent de le comparer à d'autres systèmes formels
(mathématiques).
Le Go, en effet, a des caractéristiques radicalement différentes des
jeux du type "échecs" (Echecs, Shogi, Xian Oi, etc.) En
dehors de la complexité supérieure des situations apparaissant au
cours d'une partie, dont on peut avoir une idée en comparant le nombre
de parties possibles (10120 pour les Echecs, 10700
pour, le Go), la principale distinction entre ces jeux est que le Go est
un jeu de mouvement alors que les Echecs sont un jeu de position (le
mouvement est donné par l'apparition des pierres sur le goban). De
plus, la distinction entre la valeur des pièces aux Echecs n'existe pas
au Go. Le Go est donc plus "pur" que les Echecs.
Jeu "pur", donc, le Go se compose d'un matériel extrêmement
simple, un espace repéré (le goban) et des éléments (les pierres)
qui se placent librement dans cet espace, et une seule règle (règle de
prise).
Cette règle unique a valeur d'axiome, toutes les autres en découlent
directement, on peut le démontrer (exemple règle de vie et de mort
d'un groupe).
Ainsi, il n'est pas exagéré de comparer le Go aux autres systèmes
formels (logiques, mathématiques). Si on a pu construire des modèles
opérationnels à partir de ces systèmes "classiques'"
(économétrie), on doit pouvoir utiliser le Go pour construire d'autres
modèles, opérationnels sur des situations adaptées. Une partie de Go
consiste à résoudre un conflit : il est probable que le Go peut
fournir un modèle intéressant de résolution de conflit. Les
procédures stratégiques et tactiques mises en jeu dans une partie
doivent fournir des éléments également intéressants.
LE G0 COMME MODELE D'ANALYSE DE
STRATEGIES SOCIALES
L'analyse du déroulement d'une partie
de Go fait apparaître trois caractéristiques fondamentales :
I. Il s'agit d'une situation conflictuelle où chacun des deux joueurs
poursuit le même but que l'autre, antinomiquement.
2: Pour parvenir à son but le joueur doit construire une stratégie, et
déjouer la stratégie de son adversaire.
3. La fin de partie apparaît par convention, et non par élimination
d'un des partenaires.
Ainsi, le déroulement d'une partie de
Go peut être interprété en termes de négociation. Le début de la
partie, où chacun des joueurs pose les jalons de ses territoires, peut
être analysé en termes de stratégie d'implantation.
Les situations sociales dont les caractéristiques sont semblables à
celles d'une partie de Go - en tout ou partie - sont très nombreuses :
qu'il s'agisse de géopolitique, de stratégie militaire, de conflits
sociaux, de management, de publicité, d'organisation, de politique etc.
Or, le Go peut fournir un modèle d'analyse de ces situations, donc
participer à leur maîtrise. En effet, le conflit social apparaît dès
que les partenaires luttent pour un même objectif. Des stratégies sont
mises en place pour atteindre le but fixé, mais il est extrêmement
rare que la résolution du conflit intervienne par élimination totale
de l'adversaire.
I. Domaines d’application
+ Géopolitique, Conflits armés,
guerre révolutionnaire.
L'analyse de conflits armés en termes de Go a déjà été faite :
Mao fait explicitement référence au Weiqi, et Boormann, dans son livre
Go et Mao analyse la révolution chinoise. De même, la théorie du
linkage de Kissinger, bien que ne faisant pas référence au Go, exprime
un des principes fondamentaux de stratégie ...
+ Conflits sociaux, négociations
(type patronat-syndicats).
L'ensemble du processus peut être interprété en termes de Go: le
déclenchement du conflit (fuseki), la négociation et ses méandres (chuban)
et la conclusion d'un accord (yose),
+ Problèmes d'implantation-innovation-expansion.
Choix d'une stratégie, définition d'objectifs sont des problèmes qui
apparaissent sans cesse en cours de partie . le Go a développé de
nombreux critères de choix.
2. Analyse globale de la résolution
du conflit.
Le processus d'analyse commence avant
le déclenchement du conflit proprement dit : il est nécessaire en
effet, de commencer par définir son objectif. Au Go, l'objectif est de
contrôler les plus grands territoires possibles. Dans une situation
naturelle, il peut s'agir de conquérir un territoire (un pays),
d'obtenir des avantages sociaux, de lancer un produit nouveau, etc.
+ Le déclenchement du conflit (fuseki)
Le choix d'un premier coup au Go n'est pas fait au hasard : afin de
l'optimiser, le joueur choisit de jouer là où il peut être fort,
faute de quoi il se mettrait d'emblée en situation de faiblesse. Le
syndicat lancera un mot d'ordre de grève sur une revendication qu'il
sait être suivie par sa "base", en réponse de quoi le
patronat essaiera de déplacer immédiatement le conflit vers un sujet
qui lui serait plus favorable, la négociation est engagée.
Ainsi va se dérouler le fuseki : chacun pousse ses pions de façon à
entamer le gros de la négociation dans la meilleure situation possible.
Il importe de prévoir des situations où des échanges seront
possibles, faute de quoi la négociation serait bloquée. Refuser
d'accepter une revendication sans rien avoir à proposer fait prendre le
risque d'un durcissement du conflit, et donc de dégâts plus importants
en cas de perte (on suppose un rapport de force équilibré).
Cette analyse de déclenchement du conflit peut être également utile
pour l'étude des phénomènes d'innovation. On doit innover de là où
l'on est fort : une formation littéraire prépare plus au métier de
libraire qu'à celui de maréchal-ferrant. Dans un projet de
diversification de ses activités, une entreprise doit choisir un
secteur qu'elle connaît, c'est-à-dire où elle est forte.
+ Le déroulement de la négociation (chuban)
(Le) conflit ouvert et les jalons posés, commence la négociation
proprement dite. Dans le premier temps, les adversaires étaient restés
à distance l'un de l'autre, ils en viennent maintenant au "corps
à corps". Les principes énoncés plus haut restent valables, mais
la situation se compliquant, d'autres processus vont s'engager. Au go,
ce chuban (milieu de partie) va voir les deux adversaires essayer
d'agrandir leurs territoires en diminuant celui de l'autre, essayer
d'envahir, détruire, tuer, tout en protégeant. A chaque coup, le
joueur va devoir se livrer à deux analyses. Une analyse locale pour
savoir quel profit, quel résultat il peut obtenir localement; et une
analyse globale pour savoir quelle incidence sur l'ensemble du jeu aura
ce résultat local. En permanence il va devoir se livrer à cet
aller-retour de l'analyse à la synthèse. Le négociateur en situation
naturelle doit, lui aussi éviter de se laisser aveugler par une
situation locale et ne jamais oublier son objectif final : sortir de la
négociation avec un avantage.
La notion de gain local n'a de sens
que remis dans le contexte global. Une victoire locale (la construction
d'un territoire) peut s'avérer être une mauvaise solution si, en
échange, l'adversaire s'est construit une influence importante. Ainsi,
dans le cours d'une négociation, céder sur un point peut être
intéressant par la suite. Ce manager l'a bien compris, qui disait, à
propos des hypermarchés, "un îlot de perte dans un océan de
profits" .
Cet aller-retour analyse/synthèse va également permettre, au cours de
la partie, de choisir, de modifier eu d'adapter la stratégie utilisée,
car il va permettre de connaître en permanence l'état de la
partie-négociation. Le but étant de sortir du conflit en situation
favorable, celui qui est en avance choisira de "calmer" le
conflit, alors que celui qui est en retard, au contraire, cherchera la
complication, lancera de nouvelles attaques, développera de nouveaux
arguments.
Mais développer une stratégie ne suffit pas. Il faut également avoir
les moyens de l'appliquer. C'est alors qu'intervient la tactique. Après
avoir décidé la situation locale désirée, on doit l'obtenir. Il est
donc nécessaire d'avoir une certaine habileté. La capacité à
s'exprimer oralement, des talents de rhétoricien peuvent être les
outils tactiques d'une négociation en situation naturelle.
Ainsi va se dérouler la négociation. Au fur et à mesure qu'elle
avance, les possibilités qu'elle offre se restreignent, jusqu'à la
conclusion,
+ La résolution du conflit (yose)
Une fois épuisées toutes les solutions apparentes d'agrandissement des
territoires, les deux joueurs de Go vont constater que la partie est
terminée. Ils ne savent pas encore qui a gagné officiellement. Leurs
situations sont comparables : chacun a des territoires vivants, aucun
n'a réussi à éliminer l'autre. Le comptage des points, seulement,
indiquera qui a gagné. La victoire n'est que conventionnelle, relative.
Certes, l'un sort du conflit en meilleure position que l'autre, mais les
deux adversaires restent bien présents tous les deux.
Les issues de ce type à un conflit sont les plus fréquentes dans les
situations naturelles qu'il s'agisse d'un marché économique, d'un
conflit social ou d'une guerre, le vainqueur élimine rarement son
adversaire (les conflits qui amènent une élimination ne relèvent
d'ailleurs pas d'une analyse en termes de Go mais plutôt en termes d'Echecs
car ils supposent l'application d'une force brutale).
Ces quelques remarques illustrent ce que pourrait être un certain type
de relation du Go avec les Sciences humaines, qui va du Go aux Sciences
Humaines. Mais on peut en envisager d'autres qui iraient des Sciences
humaines au Go. Par exemple, on pourrait faire une sémiologie du Go (le
signe "coup" dans la phrase "partie"). Ou bien
chercher du côté de la psychologie gestaltiste en essayant
d'approfondir les concepts de "forme" ou de "sabaki",
les logiciens pourraient se pencher sur le raisonnement par tewari, etc.
Pas de quoi s'ennuyer, donc, en dehors de la technique !
BIBLIOGRAPHIE
BOORMAN S , Go et Mao, pour une interprétation
de la stratégie maoïste en termes de jeu de Go
Le Seuil, Paris, 1972, (Edition originale Oxford University press, 1969)
DRANGE The
Logic and the game of Go
Go Review 1975, 10, Tokyo
HEINE K., Bibliography
of technical literature on Go
Go Review 1977, 16, Tokyo
(1) Par exemple, Bossard Consultants
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