Go & Echecs


Pierre Aroutcheff, dans « Libération », du 26 janvier 1980

La comparaison entre les deux jeux revient de manière lancinante toujours sous la forme la plus débile possible.

Superficiellement il n'y a pas tellement de ressemblance et pour approcher le Go il faut oublier ce que l'ont sait des échecs et du reste, et se laisser dériver le plus naïvement possible vers un univers nouveau : autre espace, autre manière, autres buts. Plus concrètement, l'espace du go est plus grand, presque illimité et une théorie assez précise ne concerne qu'une partie de cet espace, le pourtour ; d'ailleurs les points critiques ont des noms, or toutes les cases de l'échiquier ont un nom, abstrait il est vrai. La matière : l'espace au début est inoccupé, la matière, les pierres, sont inertes, ce qui bouge ce sont les formes, leurs rapports ; les pierres sont identiques même si leur fonction ne l'est pas. L'espace des échecs est occupé, la matière, le bois, rangé ; les figures sont personnalisées et se déplacent. Le but des échecs est l'anéantissement, mais on peut se contenter de la partie nulle. Au go, le partage des territoires est presque équitable, mais victoire ou défaite sont inéluctables, avec comme conséquence qu'un championnat du monde d'échecs se dispute sur 24 parties, ou sur les six premières victoires, ce qui a Baguio a donné 33 parties alors qu'au go le maximum est de sept parties ; autres tactiques aussi pour déterminer la conduite d'un tournoi, puisqu'au go il faut tout gagner. Un avantage minime a un effet cumulatif aux échecs, et il faut le cumuler pour arriver à la rupture de l'équilibre ; rien de tel au go, où un avantage minime suffit si on le conserve, mais n'a pas d'autre effet. 

Rideau 

Ce qui saute aux yeux du débutant, au go, outre l'impression de ne rien comprendre, c'est le fait que le blanc (le plus fort des deux joueurs) semble se désintéresser subitement du combat et joue ailleurs ; il n'y a pas d'ailleurs aux échecs. Ces deux jeux n'ont rien à voir, chaque élément pris à part les distingue, le go est visuel, intuitif ; aux échecs, il faut tout prévoir et on peut jouer sans rien voir (à l'aveugle). Et puis on se met à réfléchir tout doucement aux différences et aux correspondances. II n'y a pas de superposition, c'est évident, de correspondance biunivoque, si on veut ; mais en faisant des translations, des compressions et toute cette sorte de choses, on arrive à un résultat surprenant : difficile de trouver dans un des deux jeux un élément qui soit complètement absent, sous une forme ou une autre dans l'autre. Et là on voit quelque chose tout de suite : Ies concepts du go, les éléments sont éclatés, par là plus clairs ou plus apparents.

Exemples

Il y a trois phases dans les deux jeux : au Fuseki, Chuban, Yose, correspondent l'ouverture, le milieu de partie, la finale. Les trois mots japonais, on peut les traduire comme ça d'ailleurs. Et en prenant les choses une par une : dans le début de partie, il y a deux aspects, le Fuseki et les Joseki ; les Joseki sont les séquences de coin généralement (il y en a quelques milliers) et ça correspond aux variantes d'ouverture, grosso modo, mais il y a le Fuseki proprement dit, qui est l'ensemble du début de partie, qui est la manière de prendre position sur l'ensemble du terrain, qui donne la position globale par opposition au Joseki local ; aux échecs, le tout est concentré et le choix d'une variante ne dépend pas d'une position globale, d'un ailleurs qui n'existe pas ; il y a quand même le choix d'une partie, ou d'un type de partie, mais il n'y a pas cet "éclatement" entre le global et le local ; le choix, aux échecs, dépend des connaissances d'un joueur, de ses préférences, et en tournoi de ce qu'il suppose ou sait de son adversaire (sa force sa spécialité...) ; le choix d'un Joseki est plus "objectif" puisqu'il s'appuie sur une position, mais les éléments psychologiques sont les mêmes, parce que de nombreux Joseki donnent des résultats équivalents, mais leur déroulement est différent : plus ou moins long, ou même - et ça se retrouve aux échecs - le Joseki n'est pas spécialement difficile en lui même mais produit une partie calme ou tendue : si, finalement on peut dire que Polougaïevski ne joue jamais le pion du roi (partir ouverte), ou que Kato aime beaucoup le Fuseki chinois (qui de ce fait est à la mode, comme est à la mode la défense française depuis que Kortchnoï, etc. que tout ça se ressemble, il reste quand même que le début de la partie aux échecs se présente sous forme d'arbres et qu'au go l'arbre cache la forêt, dont la théorie est beaucoup plus diffuse. En milieu de partie et dans le Chuban, la théorie exacte disparaît : restent des méthodes, des procédures, des combats, locaux ou globaux, les grandes lignes, et une nouvelle correspondance entre la dualité matériel-position et la dualité territoire-influence, mais dont les aspects différent : par exemple, le matériel peut être compté à tout moment, les territoires ne peuvent être qu'estimés : sans développer on peut évoquer l'importance d'une «position saine» ou la «souplesse flexibilité» que l'on recherche dans l'un et l'autre jeu... Le Yose est la partie la plus technique, avec les Joseki, et la théorie des finales aux échecs est très précise ; il n'y a plus de théorie à ce stade de la partie de go, mais on entre dans le concret des calculs précis, des comptes, et dans le meilleur des cas (pour les meilleurs des joueurs) l'analyse va jusqu'au tout dernier coup. Du coup, les échecs deviennent plus flous, où l'on se contente de décréter une finale «gagnante», mais l'analyse précise en a déjà été faite ailleurs, et il s'agit de la retrouver et de la prouver ; si ça n'est pas aussi net, la finale peut être «favorable» ou "prometteuse" ou offrir «quelques chances de gain». Au go apparaît constamment la notion de Sente-Gote, singulièrement dans le Yose (c'est le gain ou la perte de l'initiative) à quoi correspond le gain de temps et la différence est que le passage de l'initiative d'un joueur à l'autre scande nettement la partie, la rythme, ce qui n'est pas le cas aux échecs. Je ne vais pas pour le moment pousser plus loin l'énumération des comparaisons et des équivalence, mais attirer l'attention sur le fait que mener individuellement cette réflexion et éprouver ces sensations me parait assez fructueux avec la conclusion suivante en forme de 

Petit manifeste 

Parvenu à un certain niveau, jouer aux échecs sert au joueur de go et réciproquement ; la pratique simultanée des deux jeux est d'autant plus possible que les deux jeux ne se brouillent pas, (comme le bridge et le tarot par exemple ) ; le seul obstacle de taille. apparemment, c'est le temps, mais il n'est pas interdit de penser que l'ont gagne du temps en tâtant un peu de l'autre jeu, par exemple quand on arrive à une impasse dans la progression (c'est souvent) ou à une saturation (ça arrive). Mais pour "rafraîchir", pour comprendre les concepts de l'un et l'autre jeu, et pour rigoler un peu plus encore, et puis aussi pour en finir avec le mépris réciproque dont l'ignorance et l'obscurantisme sont les ressorts principaux (pour polémiquer un peu), je vote pour la circulation en attendant les répliques cinglantes et la froide indifférence et je vous salue bien bas.