par Stéphane Barbery le 13 septembre 2005 à 18:03 |
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Pour sauver son jour et remplir de joie radieuse, de stupéfaction intellectuelle et d’émulation partagée les années qui viennent, connectez-vous au net et passez deux heures à assimiler les cinq règles simples du jeu de go. Autre option : dévorez les premiers tomes de Hikaru No Go. En séance, les psys jouent avec les enfants parce que les enfants parlent par leur jeu. Le psy apprend donc à parler en jouant, à écouter la petite musique des jeux, les métaphores qu’ils inscrivent, les idéaux et les fantasmes qu’ils actualisent, la logique de classe qu’ils pérennisent. Un jeu où l’on déplace, à l’Attila, sa meute pour tuer le
roi adverse, ça l’intrigue. Alors quand il rencontre un jeu où le but est de construire du territoire, un jeu esthétiquement magnifique où le plaisir ne s’obtient pas dans le triomphe mais par le partage respectueux, ferme et équilibré, le psy qui joue avec les enfants s’arrête. Dès les premières parties, le go apparaît, pour le débutant que je suis, comme une réserve quasi-infinie de métaphores cliniques. Bonne forme, mauvaise forme En thérapie aussi, il est question de bonne ou de mauvaise forme. De bonne forme psychique comme on parlerait de bonne forme physique. Et de bonnes formes comme gestalts : représentations ou objets psychiques émergeant sur le goban de notre conscience. Au go, une bonne forme est définie par deux critères :
efficacité et continuité. Association d’idées. C’est un vrai mystère pour moi que d’apercevoir la présence
de cette résonance japonaise dans le cœur français pourtant si
bavard, si Watteau, si crédence pourpre de salon Napoléon III.
Mais je ressens l’indice d’une connivence ethnographique dans le
fait que les français arrivent à battre les japonais au judo. On trouve à Paris, rue Sainte-Anne, un restaurant de lamens et
de gyozas. Muriel en parle mieux que moi. La cuisine se fait dans la
salle et l’art s’apprécie au comptoir : avec une nonchalance
condescendante - qui nous permet à nous, blancs ridicules, de faire
l’humble expérience du racisme inversé -, des cuisiniers
asiatiques chorégraphient l’épure, cette bonne forme du go, où
chaque geste est efficace, et relié aux autres dans un flow de
continuité. La bonne forme, c’est donc minimum d’effort, maximum d’effet. Un grand territoire qu’on entoure avec très peu de pierres. Mais des pierres reliables, que l’autre ne peut ni couper, ni isoler. La mauvaise forme, c’est la surconcentration (rappel : les mots clés de ce texte sont à prononcer à la japonaise). Autrement dit : le pâté. Pas la grosse tâche d’encre solaire à la fin de La Gloire de Mon Père. Non, le pâté, c’est cette inconvenance laide de bêtise et d’aliénation crasse. Bizarrement, l’image qui me vient comme épure symbolique du pâté, c’est le Big Mac. A noter : les moustaches de José Bové sont un pâté. Le sumotori est un pâté. Et quand dans une séance, j’entends le couac d’une aliénation, le drelin d’une transaction croisée ou contaminée, je pourrais presque voir un weetabix qui aurait séjourné plus de la minute requise dans son bol de lait entier et s’acheminerait, en slow motion, après un mauvais mouvement et dans un hommage à Galilée, vers le plancher sous l’œil ému et glouton du chien. Splatch. Hegel et Cabrel Sans cet éprouvé corporel du "si je pousse, l’autre se crispe, et il est plus dur à pousser", difficile de s’approprier ce slogan : la métaphysique de la go-thérapie, c’est la dialectique. Sur un goban, quand on vient au contact direct d’une pierre,
l’adversaire qui se sent attaqué répond en la renforçant. Et
après cela, tintin. En thérapie, c’est pareil. Le mur d’une défense confortablement installée ne s’attaque pas à la masse. Sinon, c’est la ramasse assurée. Une disgression confusante est nécessaire avant la distillation d’une suggestion trop directe. Au go, on appelle cela faire tenuki (jouer "ailleurs" sans répondre au dernier coup). La dialectique, c’est cet équilibre subtil de la rétroaction
offense-defense. Et si, petit, vos n’avez pas fait de judo, alors
les jubilatoires quatre premières saisons de la série The West
Wing, écrites par un dialoguiste de génie, Aaron Sorkin,
illustreront pour vous l’enjeu : le quotidien du Staff de la
Maison Blanche est un goban où pour affermir une position fragilisée,
il est parfois nécessaire de susciter la force offensive (brute et
pâté) de l’opposition pour mieux la retourner. La Maison
Blanche, comme un cabinet de psy, est un goban où il faut toujours
conserver l’initiative (le sente). Personne n’aime la dialectique. Car la rétroaction, c’est le
témoignage confirmé de nos limites. On a beau rêver d’infini,
le coin de porte contre le petit orteil, l’autre, plus fort, à
qui l’on voudrait casser la gueule, sont là pour nous rappeler
qu’on se pose en s’opposant. Le caractère envoûtant et addictif du go est lié, dans mon expérience
et dans sa similarité avec la création artistique, à sa nature
monadique. L’influence, c’est la force. Pas la force du poing sur la
figure. Mais la force du champ de force, cette magie invisible
irreprésentable. La limaille de fer, les petites flèches vecteurs,
la boussole : ça ne dit rien de cette sensation simple et continue
de nos fesses sur l’assise, de la posture de notre corps dans
l’espace. |
Prescrire le symptôme Les consultants qui viennent me voir avec leurs symptômes, c’est pareil. Quand on progresse au go, on invite l’autre à venir envahir ses moyos. On lui fait même des clins d’œil, on lui envoie des cartons d’invitation : "si vous voulez vous donner la peine d’entrer…". On fait cela avec noblesse, avec élégance. Pour mieux le faire patienter dans l’antichambre. Pour le cantonner au boudoir, où Sade témoigne qu’on peut jouir grave. Le psy confirmera. Faiseur / Défaiseur Peut-être est-ce que je me trompe en affirmant cela. Peut-être ai-je en tête une certaine tradition japonaise qui s’efface progressivement aujourd’hui devant d’autres jeux plus agressifs. Mais c’est cette tradition qui m’inspire et me donne plaisir au jeu : une double logique de compétition dans la construction et non dans le choc de deux violences. Le go stimule à être faiseur. Il n’y a pas de plaisir à jouer contre un défaiseur. Les Chroniques d’Alvin le Faiseur d’Orson Scott Card
constituent une série de livres que je recommande régulièrement
aux consultants qui viennent me voir. Local / Global Sur un goban, c’est pareil. Un joueur qui ne voit qu’une succession de situations locales sans percevoir l’architecture d’ensemble est sûr de perdre méchamment. Pourtant, le quotidien réclame de l’attention. Presque toute notre attention. D’où la sagesse du go qui nous invite à changer régulièrement d’échelle. Passer du microscope au grand angle. Accommoder à la bonne distance, ajuster, mettre au point, pour identifier les formes qui émergent à un niveau méta. Opportunité du renoncement Scène de série B américaine en haute montagne où une cordée chute. Pour qu’au moins un des membres survive, pour que la vie soit possible, la corde doit être coupée. Je me demande comment s’en sortirait Kant si un Benjamin Constant contemporain l’emmenait randonner dans les Alpes. Pour lâcher des pierres perdues, il faut une ressource qui vient d’abord d’une vue globale. Mais il faut également de la confiance. Anticiper que malgré la perte, on peut vivre, prendre plaisir à poursuivre ou bien abandonner la partie pour en initier une nouvelle. Un débutant qui n’a pas, à son actif, de stock suffisant de victoires aura du mal à lâcher des pierres manifestement condamnées. Les psys ont des noms pour ce processus : deuil, désinvestissement.
Et c’est l’un des maître motif de leur pratique : Ce devrait surtout être l’un des maîtres-motifs de leur
propre fonctionnement : Vivre sa vie personnelle, sa vie de psy comme un bon joueur de go : souple, opportun. Plastique – non comme une bouteille visqueuse quand elle fond mais comme un art capable d’utiliser un mauvais coup de pinceau comme point de départ d’une nouvelle forme. Le go est au fond très similaire au squiggle de Winnicott. Gosographie Aller plus haut Le conatus, le désir d’infini en nous est questionnant. Peut-être
n’est-il qu’un effet de circuiterie de parade et de dominance
instrumentalisé par des gènes égoïstes ? J’intuitionne que
dans le registre de l’information, de la mémétique, il change de
nature. Il me fait penser au principe de clôture de la gestalt. Et
si cette inclinaison en nous était motivée par un souci d’économie
contrainte par les limites de notre empan attentionnel ? Et s’il
s’agissait organiser les données de notre champ de pensée en
unités pour les appréhender, les identifier et rassurer des
milliards d’années de trouille de prédation en vérifiant que ce
qui nous entoure est sans danger ? Posons donc l’escalier infini. Et constatons qu’à chaque marche atteinte, c’est un régal de joie. Au quotidien, les marches qui nous entourent sont soit d’immenses plateaux soit des Everest. La joie de progression est donc généralement assez rare. L’aspect fascinant du go vient de la lisibilité des marches. Une échelle classe les joueurs selon leur niveau, de trente kyus à une dan amateur. Les très bons joueurs grimperont ensuite en dans. Certains passeront sur l’échelle professionnelle qui s’arrête à neuf mais qui se poursuit implicitement dans la légende ébahie suscitée par les génies qui révolutionnent le jeu en y apportant un nouvel éclairage profond. En jouant au go, on sait exactement sur quelle marche on se trouve. Et la possibilité de jouer à handicap rend intenses, plaisantes et équilibrées les parties de joueurs de niveaux différents. En séance, le thérapeute joue souvent à handicap. Pas toujours. Et c’est le même grand immense plaisir, quand un consultant franchit définitivement une grande marche. Cela témoigne qu’il s’est débarrassé de mauvaises formes, qu’il sait construire de façon plus sûre.
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Source : http://www.barbery.net/blog/?tag=psychologie |